La Manufacture de montres se situe dans un coin d’un centre commercial rempli de magasins d’électronique. La porte toute simple d’un bureau donne sur une petite salle d’attente où deux larges fauteuils accueillent les visiteurs. La salle adjacente est remplie d’outils et de machines et sert d’entrepôt. Guerman Polossine se tient devant les fenêtres. Il présente avec enthousiasme sa collection et son poste de travail tout en s’efforçant de ne pas déranger son collègue, qui travaille dans un coin. Il nous montre une vieille valise, qui abrite une petite partie de sa collection de montres soviétiques. Il possède maintenant plus de mille montres chez lui, et il lui faudrait une camionnette pour toutes les amener à son travail.
Habitué à ne voir « que des résultats virtuels et intangibles » dans son métier de consultant en informatique, la beauté et la précision du mécanisme de la montre le séduisirent immédiatement, assure Guerman. Il se mit à lire et à collectionner les outils et les livres sur la réparation de montres. Sa collection grandit lentement et ses compétences avec elle. Il lança alors un site internet consacré aux montres, qui finit par devenir une communauté pour les personnes comme lui.
Il pense que les montres mécaniques ont été créées par les plus grands esprits des XVIIIe et XIXe siècles. « De nombreux horlogers modernes avouent que nous ne les égalerons jamais », ajoute-t-il en exhibant un mécanisme vieux de cent ans qu’il insère dans un boîtier flambant neuf. « Avec les montres de ce genre, nous ne trouvons en général que les pièces mécaniques internes, la plupart sont relativement intactes », dit-il, expliquant que les boîtiers, eux, sont le plus souvent revendus aux antiquaires.
En plus de réparer des montres anciennes et modernes, l’atelier de Guerman en produit de nouvelles avec trois fois rien. « Les pièces détachées sont la seule chose que je peux réparer, et je le précise toujours », assure-t-il.
Guerman est surtout spécialiste des montres françaises du début du XIXe siècle. Mais tout a commencé avec les montres soviétiques de son père. « Je me souviens du jour où mon père les a ramenées à la maison, elles avaient un cadran 24h étrange », dit-il en montrant la Raketa bleue qu’il porte au poignet. « Mon père a acheté un jour une montre à quartz, mais elle s’est cassée en deux mois, et c’est toujours l’image que j’en aurai » rit-il.
Les montres soviétiques, affirme Guerman, sont la meilleure façon de commencer une collection. On les trouve dans tous les foyers russes, abandonnés par des parents et grands-parents qui n’ont jamais pu se résoudre à les jeter. Il est facile de trouver les suivantes dans des magasins d’antiquités où d’en acheter à ses voisins, car elles sont chères et les gens n’en ont plus vraiment besoin.
« Elles éveillent l’appétit, et j’ai vu beaucoup de gens commencer ainsi leur collection », affirme Guerman. L’un d’entre eux, se souvient-il, lui en apporta une que Guerman répara rapidement, puis une autre, et ainsi de suite. Certaines collections de montres soviétiques rares sont estimées entre 5 000 et 10 000 dollars (de 4600 à 9200 euros).
Nombreux sont les gens qui viennent rendre visite à Guerman pour essayer de lui vendre des montres ayant appartenu à des membres de leur famille. Ce sont, dit-il, les plus intéressantes. « On peut aussi trouver des modèles rares dans les bazars et les friperies de petites villes de Russie ». Sa dernière trouvaille est une montre à gousset valant 6 000 roubles (environ cent euros) fabriquée par Pavel Bure, fils d’un horloger allemand qui devint en 1899 le premier fournisseur officiel de la Cour impériale.
Guerman exhibe fièrement plusieurs montres à gousset et nous explique comment leur apparence a changé au fil de l’histoire. Les premières montres soviétiques étaient réalisées avec ce qu’il appelle des « pièces suisses expropriées », mais les artisans soviétiques ont vite appris à produire les leurs. « Ils n’ont jamais fait concurrence aux grands horlogers suisses, mais sont parvenus à produire des montres du même niveau que celui de 95% des autres horlogers, et les ont même parfois surpassés », affirme Guerman.
De plus, ajoute-t-il, les habitants de l’URSS n’avaient pas besoin de modèles haut de gamme. Il fallait simplement que les montres fonctionnent correctement, et qu’une fois usées, elles puissent être envoyées dans un atelier où des spécialistes réparaient le mécanisme et changeaient le boîtier, les aiguilles et le bracelet. Pourquoi ne pas plutôt utiliser des pièces neuves ? Elles étaient chères à produire, et pas toujours de bonne qualité. C’est pour cela que les usines produisaient en masse des « kits de réparation », avec un nouveau boîtier, des bracelets en cuir, des aiguilles et un remontoir.
Guerman nous montre une des pièces de sa collection décorée d’un vaisseau Soyouz. Le design soviétique est très reconnaissable, dit-il. En général, les montres soviétiques étaient austères, simples et élégantes. « Ce que les gens prennent pour des montres au design soviétique sont en réalité des montres à thème produites pour une occasion précise », affirme Guerman, montrant un modèle portant le symbole des jeux olympiques de 1980 qui eurent lieu à Moscou.
Les Soviétiques appréciaient particulièrement les modèles conçus spécifiquement pour être exportés. Au lieu des caractères cyrilliques habituels, les horlogers utilisaient des lettres latines et apposaient la formule « Made in the USSR ». « Ce sont des éditions limitées, bien sûr, c’est pour cela qu’elles sont souvent imitées sur eBay et d’autres sites de vente en ligne », ajoute-t-il.
Etsy, eBay et Amazon sont parmi les sites les plus actifs en matière de montres contrefaites. « Il est facile et bon marché de commander une série de cadrans avec une étoile rouge, puis de les assembler avec d’autres pièces que l’on peut trouver dans n’importe quel bazar et de les vendre comme des +montres soviétiques légendaires+ », prévient Guerman. Il conseille aux étrangers d’être prudents avec les montres à thème spatial, soviétique ou lié à l’URSS.
« Les montres Chtourmanskie sont très populaires à la fois auprès des étrangers et des collectionneurs russes, car c’étaient celles que portait Iouri Gagarine lors de son vol spatial. Les étrangers adorent tout ce qui est soviétique, aujourd’hui. Je crois que pour les Russes, c’est différent. Nous ne les collectionnons pas simplement parce qu’elles sont rares, ou pour impressionner nos amis. Nous, nous le faisons avec amour », explique-t-il.
Pour conclure il évoque une anecdote de sa vie : « Je me souviens d’un homme qui voulait acheter un modèle précis que son oncle décédé portait. Il avait un souvenir très précis en tête d’eux deux en train de conduire ensemble un vieux camion pendant les vacances d’été. Il portait une Raketa bleue au poignet. 30 ans plus tard, il retrouva exactement le même modèle ».
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